De la cybernétique à la solution de Brecht
Marah Ibrahim – Neustadt/Weinstr. – Allemagne
L’un des grands attraits de notre ère numérique est l’appareil intelligent, instrument premier des nouvelles technologies, qui a rapidement damé le pion aux moyens de communication traditionnels, abolissant les distances et les contraintes par la magie du clic : l’impossible d’autrefois est devenu une évidence, voire une nécessité, de nos jours.
Les réseaux sociaux et sites de commerce en ligne ont aujourd’hui le vent en poupe et font partie intégrante de notre quotidien, au point de nous maîtriser autant que nous croyons les maîtriser. Par le recueil, la collecte et le traitement des données personnelles, ils s’emparent de notre vie privée, de notre énergie et notre temps, nous réduisant à de simples données chiffrées. Une mention « Une mention “euses staaronnées chiffréese. données cholonté le bonher du peuple, une forte productivité, est dcrétéegme, “j’aime “, « j’adore » ou encore « partager » en disent tellement sur nous.
Visionner une vidéo, consulter un site web, rechercher une information ou un produit sur la toile reviennent aujourd’hui à inviter sur nos pages, les campagnes publicitaires qui font plus que jamais mouche sur les réseaux sociaux, une invitation à la consommation au profit des grands leaders du commerce en ligne.
Dans ce monde sous-réel, il y en a pour tous les goûts, et les gratifications y sont immédiates. C’est notamment l’ergonomie qu’offrent ces moyens, qui nourrit la dépendance et la procrastination, aux dépens de ce qui attend d’être accompli dans le monde réel. On en vient à se demander : possédons-nous ces appareils ou en sommes-nous possédés? Ces petits génies auxquels nous tenons farouchement, destinés d’apparence à nous simplifier la vie, seraient-ils des instruments de monopole des esprits?
Aujourd’hui, internet régit la société, une « société de l’information », comme pensée par le mathématicien américain Norbert Wiener en 1948, père fondateur de la cybernétique, dont la définition, selon lui, est « l’étude des mécanismes d’information des systèmes complexes », la cybernétique étant considérée comme le versant philosophico-idéologique de l’ « idéologie scientifique », et l’informatique, le versant scientifique et dynamique procédant à l’informatisation généralisée[1]. C’est au début du XXIe siècle, lors de deux sommets (Genève 2003 et Tunis 2005), que « l’officialisation d’une nouvelle société fondée sur la circulation de l’information à la fois plus démocratique et plus prospère »[2] est signée.
Mais d’où vient le terme cybernétique ? Ce terme, tel que défini et popularisé par Wiener (consistant essentiellement en une pratique interdisciplinaire de modélisation des phénomènes de rétroaction dans les systèmes biologiques, sociaux ou cognitifs[3]) n’était pas vraiment une néologie qui voyait le jour. Les dictionnaires de la première moitié du XXe siècle le considéraient comme un mot vieilli, mais sa traduction en 1948 lui donnait un nouveau souffle de vie, lors de la parution en anglais de l’ouvrage de Norbert Wiener, Cybernétique et Société (Cybernetics and Society: The Human Use of Human Beings). Le terme remonte en réalité à 1834, apparu dans la classification des sciences, proposée par André-Marie Ampère, fondateur de l’électrodynamique, pour désigner « la science du gouvernement des hommes » ou « étude des moyens de gouvernement »[4]. Etymologiquement, le mot est issu du grec ancien κυϐερνητική, kybernêtikê (« art de piloter, art de gouverner »), dérivé de κυβερνάω, kybernáó (« piloter »), lequel donne le mot latin gubernare, d’où « gouverner » en français. Platon utilisait le terme κυβερνητική pour désigner le pilotage d’un navire. Tous les dérivés de « gouverner », partagent cette étymologie commune avec le terme « cybernétique ».
Ces coulisses étymologiques rappellent une comparaison pertinente évoquée lors d’un reportage sur la procrastination[5] ( justement), partant de « La solution », célèbre poème de Bertolt Brecht. A cette époque, une autre « utopie de société rationalisée gagne du terrain en Europe »[6] : en 1948, l’union soviétique institue la république démocratique allemande, et dans l’intérêt du peuple, une forte augmentation de la productivité est rationnellement décrétée. Des insurrections de la classe ouvrière ont lieu le 17 juin 1953 en Allemagne de l’Est. Suite à ce mouvement populaire opprimé, Brecht apporte « la solution ». Le poème paraît pour la première fois en 1959 dans le journal d’Allemagne de l’Ouest Die Welt, et ne fut d’ailleurs pas publié de son vivant:
Après l’insurrection du 17 juin, Le secrétaire de l’Union des écrivains fit distribuer des tracts dans la Stalinallée.Le peuple, y lisait-on, a par sa faute perdu la confiance du gouvernement et ce n’est qu’en redoublant d’efforts qu’il peut la regagner.
Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ?
Brecht termine par une question : « Ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre? », une idée qui semble inspirer les leaders de la Silicon Valley[7] : « Ne serait-il pas plus simple de dissoudre ce peuple dans ces smartphones et de le reprogrammer? », une question susceptible de nous confronter à notre prétendue liberté.
La dictature, ce phénomène archaïque, qui fait l’objet d’ « exceptions » dans certaines régions du monde, semble être implicitement omniprésent dans les plus grandes démocraties du monde de notre époque, sous l’égide du numérique.
Sources :
Musso Pierre, L’informatique comme science et la cybernétique comme idéologie?, Etudes digitales, 10,mai,2020, E
Sefiane, Imane, La « société de l’information » : entre résurgence et oubli d’un concept cybernétique.
Le Roux, Ronan, La cybernétique en France (1948-1970). Contribution à l’étude de la circulation interdisciplinaire des instruments conceptuels et cognitifs
Ampère, Marie-André, “Essai sur la philosophie des sciences”.
https://www.lemonde.fr/archives/article/1953/11/03/cybernetique-et-societe_1965005_1819218.html
https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/01/21/de-la-cybernetique-a-la-cyberculture_3704055_1819218.html
Cybernétique et société au XXIe siècle
https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2012-1-page-76.htm
Arte, Les réseaux sociaux, ou la glande sous surveillance – Procrasti-Nation Jour 7.
[1] Musso Pierre, L’informatique comme science et la cybernétique comme idéologie?, Etudes digitales, mai 2020.
[2] Sefiane, Imane, La « société de l’information » : entre résurgence et oubli d’un concept cybernétique.
[3] Le Roux, Ronan, La cybernétique en France (1948-1970). Contribution à l’étude de la circulation interdisciplinaire des instruments conceptuels et cognitifs
[4] Ampère, Marie-André, « Essai sur la philosophie des sciences ».
[5] Arte, Les réseaux sociaux, ou la glande sous surveillance – Procrasti-Nation Jour 7.
[6] Arte, Les réseaux sociaux, ou la glande sous surveillance – Procrasti-Nation Jour 7.
[7] Région en Californie, où siègent de nombreuses entreprises internationales de technologie.