« Regarde-là, c’est mon petit cœur », dit Rayane el-Hage, en montrant une vidéo de sa petite fille qui sourit à pleines dents, applaudit et fait de la musique avec sa bouche, dans le salon du domicile familial. Jouri el-Sayed, nourrisson de dix mois née le 8 septembre 2020, est décédée samedi dernier à Mazboud (Iqlim el-Kharroub). Sa mère travaille dans les forces de sécurité et son père, Mazen, dans le domaine de l’aluminium. Le couple a un autre enfant, Jabal, âgé de deux ans. Rayane rêvait d’avoir une fille. « Elle était tellement en bonne santé que tout le monde pensait qu’elle était plus âgée. Mais elle est au paradis maintenant », dit-elle en gardant son sang-froid. Le décès de Jouri a entraîné la fureur des internautes, qui y voient le symbole de la déliquescence du pays et pointent les responsables politiques du doigt. Retour sur les deux jours de ce drame médical qui raconte, en partie, celle d’un pays en pleine descente aux enfers.
Course contre la montre
Tout commence jeudi soir. Rayane donne à sa fille un suppositoire pour faire baisser sa fièvre. Rien d’inquiétant, pense la maman, la petite fille faisant ses dents. Le lendemain, sa température monte à 38,5 et elle refuse de manger. Sa mère l’emmène chez sa pédiatre, Dima Chbeir, qui diagnostique une otite et une amygdalite. Le médecin lui prescrit des anti-inflammatoires et informe Rayane que tout est normal, « pas besoin de stresser ». Mais la course contre la montre commence à cet instant. Les pharmacies font grève pour protester contre la pénurie de médicaments.
« Toutes les pharmacies étaient fermées, une seule nous a ouvert ses portes », dit d’une petite voix la mère de Jouri. « Sa mort, c’est à cause de la pénurie de médicaments », assure une femme présente dans la maison familiale à Anout (Iqlim el-Kharroub) lors des condoléances. Le syndicat des importateurs a signalé que des centaines de médicaments étaient déjà en rupture de stock et que des centaines d’autres risquent d’être introuvables en juillet, si les dysfonctionnements du mécanisme des subventions ne sont pas réglés par l’État et la Banque du Liban rapidement. La famille parvient enfin à trouver une pharmacie qui accepte de fournir en cachette le médicament, mais à 21h. Jouri s’est endormie. Les parents décident d’attendre le lendemain.
Samedi, bis repetita. Le matin, Rayane part faire le plein de sa voiture, une étape qui lui prend « trois heures ». À la suite de la pénurie de carburant, les Libanais font la queue aux stations d’essence. « Quand je suis arrivée chez moi, Jouri venait juste de se réveiller », poursuit la mère. Elle lui donne donc le médicament prescrit et un biberon « qu’elle n’a pas terminé car elle a vomi ». Sa fille s’endort jusqu’à midi. Elle lui redonne le médicament et son biberon. Jouri vomit à nouveau. « Elle était très affaiblie, j’ai appelé sa pédiatre qui lui a prescrit un sérum sous intraveineuse », continue la mère. Les pharmacies étant toujours fermées en raison des grèves, elle ne peut l’obtenir. « Je ne blâme pas les pharmaciens car ils font ça pour la population mais quand j’avais besoin de ces médicaments, ils auraient pu ouvrir et fermer une fois le médicament donné », déplore la mère. À 17h, j’étais en train d’habiller ma petite fille pour sortir mais elle a fait des « bruits bizarres avec sa bouche, et un liquide marron en est sorti ». Rayane appelle immédiatement la pédiatre qui lui dit de se rendre tout de suite à l’hôpital.
Enquête
La famille arrive aux urgences de l’hôpital central de Mazboud, où la pédiatre et le corps soignant sont déjà sur place. D’après la famille, lorsque le nourrisson arrive, sa température est de 38°C et elle respire correctement. « Elle n’était pas en état critique, ils (les médecins de l’hôpital, NDLR) ont dit qu’elle était bleue, ce n’est pas vrai. Tu peux le voir dans le rapport de la pédiatre : son oxygène était de 97. Son état s’est détérioré à l’hôpital car son corps ne répondait pas aux médicaments, ce n’est pas de la faute de l’hôpital, ils ont fait ce qu’ils pouvaient », dit Rayane. Mais selon le Dr Kamal Mourad, qui travaille à l’hôpital Mazboud, « Jouri était dans un état critique. Elle avait des taches bleues sur le corps, était en état de choc septique, presque inconsciente et avait des difficultés à respirer ». La mère affirme que l’hôpital a fait tout le travail nécessaire pour sa fille. Sur le conseil de la pédiatre, la famille décide de la transférer dans un autre hôpital qui possède une unité de soins intensifs pédiatriques. Or, s’ils n’ont pas une unité spécialisée, le Dr Mourad affirme que son hôpital possède deux lits pour enfants en soins intensifs. « Nous voulions l’admettre dans la chambre 349 aux soins intensifs. Il ne fallait pas la transférer dans un autre hôpital dans l’état dans lequel elle se trouvait, surtout que nous pouvions la soigner. » Le médecin ajoute que « c’est une décision personnelle que la pédiatre et la famille ont prise. La direction de l’hôpital n’a pas dit de la transférer, personne ne leur a dit que nous n’avions pas de soins intensifs pédiatriques. » Selon la version de la famille et de l’hôpital, le père a bien signé un papier déchargeant l’hôpital de toute responsabilité. Néanmoins, la mère affirme qu’elle ignorait qu’un lit était disponible pour sa fille, « sinon je n’aurais pas cherché un autre hôpital ». La pédiatre, contactée par L’Orient-Le Jour, affirme qu’elle a demandé le transfert car il n’y avait pas de soins intensifs pédiatriques dans l’hôpital. Plus tard, elle indique qu’elle ne parlerait que « lors de l’enquête ». Le ministre sortant de la Santé, Hamad Hassan, a promis dimanche l’ouverture d’une investigation concernant les circonstances de la mort de Jouri. L’ordre des médecins a annoncé qu’il diligenterait également une enquête sur les causes de la mort de la petite fille.
« Ma fille serait toujours là »
Pendant deux heures trente, la pédiatre, Dima Chbeir, appelle des hôpitaux disposant de services de soins intensifs pédiatriques pour voir s’ils ont de la place. Les ambulances sont également contactées. « Certaines ne pouvaient pas se déplacer car elles étaient en panne, d’autres n’avaient pas assez d’essence et le reste attendait l’accord d’un hôpital pour se déplacer », explique la mère de Jouri. Finalement, l’hôpital Hammoud de Saïda les informe qu’ils ont de la place mais l’ambulance n’est toujours pas arrivée. « Ces quatre heures que nous avons perdues auraient peut-être pu sauver ma fille », dit la mère en retenant ses larmes. « Si nous avions eu accès aux médicaments avant et que nous n’avions pas perdu de temps, ma fille serait peut-être toujours là, mais c’est son destin », dit la mère. L’ambulance n’étant pas arrivée, c’est dans la voiture familiale que Jouri est transportée pour aller à l’hôpital de Saïda. « La pédiatre nous a dit qu’on devait y aller maintenant, qu’on ne pouvait plus attendre. Le personnel soignant de l’hôpital a préparé notre voiture et nous sommes descendus », raconte-t-elle. « Elle était inconsciente dans la voiture, je l’ai mise sur mes genoux, elle m’a regardée puis a craché du sang. C’est à ce moment que j’ai su que son cœur s’était arrêté », raconte Rayane, qui fond en larmes. La pédiatre l’a prise de « mes mains et lui a fait un massage cardiaque ». La famille repart à l’hôpital de Mazboud. Jouri restera une heure aux urgences avant de perdre la vie à cause d’une inflammation au poumon. Le corps médical a « tout fait pour la réanimer », dit la mère.
Le téléphone sonne. Une personne appelle pour présenter ses condoléances. « Je suis triste parce que je me dis que si les choses s’étaient passées autrement, ça aurait pu l’aider… », raconte la mère au téléphone. Elle raccroche après lui avoir dit une formule de politesse. Dans le salon, la grand-mère fond en larmes. « Ils me l’ont prise, elle est partie. » « À qui dois-je me plaindre ? Aux requins qui ont laissé couler le pays ? » dit Mazen, son père, portant dans ses bras le corps de son enfant enveloppé d’un linge blanc, dans une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux.
———————————————————————————- : l’article original à été publié par l’Orient -Le- Jour
https://www.lorientlejour.com/article/1268295/quand-la-mort-dune-petite-fille-de-dix-mois-raconte-la-descente-aux-enfers-dun-pays.html